
LeMonde Job: WIV1499--0001-0 WAS LIV1499-1 Op.: XX Rev.: 07-04-99 T.: 19:16 S.: 111,06-Cmp.:08,07, Base : LMQPAG 02Fap:100 N
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VENDREDI 9 AVRIL 1999
LITTERATURE ESSAIS
LE « SIRINELLI-COUTY »
Le Feuilleton
de Pierre Lepape
page II
ÉRIC CHEVILLARD
page III
EMMANUEL ADELY
page IV
RODNEY HALL
page V
QUESTIONS GAY
De Proust à Foucault,
Didier Eribon fait
le point sur l’homosexualité,
en conjuguant les méthodes
de Sartre et de Bourdieu
page VI
Gustaw Herling au-dessous du volcan
C’est à l’écart
de lui-même que
l’écrivain s’est placé
pour rédiger
le deuxième volume
de son « journal écrit
la nuit ».
Là où il scrute
ses tremblements
intérieurs. L’écart,
c’est aussi celui
de la fiction,
de ses nouvelles,
ses « variations sur
les ténèbres »,
le Mal, l’inhumanité
L
e premier volume de
son Journal écrit la nuit (1), il avait dé-
cidé de l’ouvrir sur la destruction de
la famille du philosophe italien Be-
nedetto Croce, lors d’un tremble-
ment de terre. « C’était pour signifier
au lecteur que la ville que j’ai choisie
pour vivre, c’est Naples. Naples et ses
tremblements. Et pour lui dire que si
mon journal, je l’avoue, n’est pas tou-
jours écrit la nuit, il l’est en tout cas
“au-dessous du volcan”. » Ainsi parle
Gustaw Herling sur les hauteurs de
la ville où il s’est exilé depuis
1955, dans le « palazzo » qu’occupa
jadis le père de sa femme – Benedet-
to Croce, justement. Et sur ce, il est
rare que l’écrivain polonais ne
prenne pas le soin d’illustrer dans un
même élan son pays natal et l’atmo-
sphère enivrée du roman de Mal-
colm Lowry (Au-dessous du volcan)
par un verre de vodka avalée cul sec.
Sa silhouette colossale, dans ces mo-
ments-là, s’anime d’un rire énorme.
Depuis la parution en 1951 de son
récit essentiel et splendide,
Un monde à part (2), premier témoi-
gnage jamais publié sur l’univers
concentrationnaire soviétique, on
dirait que ce rescapé du Goulag (qui
avait participé en 1944, dans l’armée
polonaise du général Anders, à la ba-
taille de Monte-Cassino) n’a cessé
de se mettre, d’une autre façon, « à
part ». Non pas en se retirant du
monde, car son retour des camps et
son enracinement italien n’ont rien
changé de son exceptionnelle atten-
tion au réel comme à la littérature
qui sait l’intercepter. Régulièrement,
d’ailleurs, il signe dans des revues ou
des journaux sur l’art, la philosophie
ou la politique, a consacré un essai
(non traduit) à Simone Weil et a
longtemps contribué à Kultura, la re-
vue de la dissidence polonaise en
exil. Mais dans les quatre autres
livres qu’il a publiés depuis
Un monde à part, parmi lesquels
trois recueils de nouvelles, Herling,
aujourd’hui âgé de quatre-vingts
ans, semble se placer légèrement à
l’écart de lui-même, dans une sorte
d’« espace du dedans » d’où il pour-
rait mieux observer la vérité des
choses.
L’écart, ou le « dedans », c’est ce
dont témoigne le deuxième volume
du Journal écrit la nuit qui vient de
paraître en français. De 1986 à
1992, les années défilent en tête de
chapitre mais à l’intérieur, Herling
résiste au temps qui passe. On trou-
vera rarement une allusion directe,
au cours du Journal, à l’actualité im-
médiate. Les phénomènes fugitifs ne
font figure d’événement que par
leur capacité à durer dans ses
propres réflexions. Ce qui intéresse
Herling dans son Journal écrit la nuit,
c’est moins le jour que les pensées
qui le scrutent et le prolongent, la
nuit. Ce sont, là encore, les « trem-
blements » intérieurs. Ce sont, ces
dernières années, « les perles de Ver-
meer », comme l’indique le titre de
ce deuxième volume.
Dans plusieurs passages admi-
rables, Herling revient en vrac, entre
mille choses, sur Tchekhov et «son
œuvre faite de riens », sur Pirandello
et sa « nostalgie profondément en-
fouie des choses perdues à jamais »,
évoque Dostoïevski, Heidegger ou
Vermeer – dont il vante dans la Vue
de Delft, contre Proust et son pan de
mur jaune, « le miracle d’un tout » –,
fustige le film Shoah de Claude Lanz-
mann (pour sa manière « esthéti-
sante », de réduire à l’antisémitisme
polonais « l’indifférence du
monde »), réfléchit encore aux effets
du communisme, à la « banalité du
mal » selon Hannah Arendt.
De la question du « Mal » et de
l’inhumanité, Gustaw Herling a dé-
sormais fait le centre de ses ré-
flexions. Venu tardivement à la fic-
tion, via les nouvelles, celle-ci lui
permet d’éclairer moins immédiate-
ment, avec le même recul que celui
de la nuit, ce dont il a fait lui-même
l’expérience radicale dans les camps
soviétiques. C’est à ce titre qu’il avait
reçu chez lui, à Naples, l’écrivain
américain Russell Banks, dont les ro-
mans mettent en scène, aux Etats-
Unis, une expérience contempo-
raine de la déshumanisation (« Le
Monde des livres » du 23 janvier
1998). Et ce sont les représentations
du mal que Gustaw Herling explore
à nouveau dans ses nouvelles, trois
Variations sur les ténèbres.
Par un retournement paradoxal,
c’est par la fiction plus que dans son
Journal que l’écrivain peut retrouver
une implication spontanée dans
l’actualité. Dans la dernière des trois
nouvelles du recueil, « Beata, San-
ta », le narrateur est un écrivain de
l’Est européen à qui la rédaction
d’un journal italien confie la mission
de rencontrer une jeune Polonaise,
Marianna K. Celle-ci, invitée à Go-
razde chez sa sœur mariée à un mé-
decin bosniaque, s’était trouvée
avec elle embarquée par les soldats
serbes. Emprisonnée, violée. Quand
d’autres femmes avortent ou se sui-
cident, Marianna, par une sorte de
piété qui échappe au narrateur, dé-
cide de mettre au monde l’enfant du
viol. Contre son gré, on l’appelle «la
Beata, la Santa ».
Parce qu’« il existe une limite in-
franchissable à ce qu’on a le droit de
dire aux hommes sur l’homme », le
narrateur renonce vite à sa mission
initiale auprès du journal pour sim-
plement accompagner la jeune
femme dans la langue natale qu’elle
n’entendait plus, vivre avec elle
quelques souvenirs de Pologne. S’in-
terrogeant sur « le Mal en soi », le
narrateur – et, derrière lui, l’écri-
vain – cherchent leur appui de tous
côtés, chez Simone Weil, Hannah
Arendt ou Joseph Conrad. « Le plus
souvent, en littérature, tout se passe
comme si une ligne de démarcation
distincte séparait la vie de la mort, le
Bien du Mal. Alors que pour moi l’im-
portant – si difficile à pénétrer –, c’est,
et ça a toujours été, la zone limite, la
“ligne d’ombre” de Conrad, la survie
immobile au milieu d’éléments aux
aguets. »
Les deux premières nouvelles
évoquent, cette fois sur un mode
ésotérique et fantastico-gothique –
la faculté du « mauvais œil », l’exor-
cisme, le pouvoir illimité des rêves –,
cette même interrogation sur le Mal.
Mais c’est dans « Beata, Santa » que
l’écrivain est, pour ainsi dire, « au
complet ». A l’ori-
gine du récit, il y a
l’indignation face à
l’appel de Jean Paul II aux femmes
bosniaques violées de porter à terme
les enfants conçus. Mais l’écrivain,
embarqué par son personnage, a fait
d’une protestation militante,
presque devenue lieu commun, une
fiction captivante. C’est la première
fois que Gustaw Herling entremêle,
avec cette ampleur élégante qui ca-
ractérise ses écrits, la littérature et
un sujet journalistique qui lui sem-
blait à lui-même, comme il dit, «dé-
pourvu de noblesse ».
A la fin de l’entretien avec son
amie, l’écrivain Edith de la Héron-
nière, publié en guise de postface
aux Variations sur les ténèbres, Gus-
taw Herling évoque Primo Levi, à qui
il a souvent été comparé, et Chala-
mov, qui passa vingt ans dans l’enfer
de la Kolyma. Chalamov, écrit Her-
ling (en précisant modestement qu’il
n’en eut, lui, « que » pour deux ans),
avait compris que le seul moyen de
s’en sortir, « au cœur de ce Mal ter-
rible », c’était la solitude. « Moi, j’ai
fait de même, note Herling. J’ai re-
cherché la solitude chaque fois que
j’ai pu. (...) Par exemple, lorsque tous
allaient dormir, je ne m’endormais
pas. Je restais seul et éveillé. J’ai intitu-
lé un chapitre d’Un monde à part “La
tombée de la nuit”. Les prisonniers, en
dormant, étaient tous très agités par
leurs rêves. Je les écoutais et ne pou-
vais m’endormir. J’étais alors heureux
d’être seul durant quelques heures. »
Déjà, Gustaw Herling se mettait à
l’écart, sous le volcan, à l’écoute de
ses tremblements. Déjà, comme
dans le journal qu’il allait entamer, il
attendait la nuit.
(1) Gallimard, « L’Arpenteur », 1989
(2) Denoël, 1985
LES PERLES DE VERMEER
(Journal écrit la nuit 1986-1992)
de Gustaw Herling.
Traduit du polonais
par Thérèse Douchy,
Seuil « Solo », 240 p.,
120 F (18,29 ¤).
VARIATIONS
SUR LES TÉNÈBRES
de Gustaw Herling.
Traduit par Thérèse Douchy,
Seuil « Solo », 174 p.,
98 F (14,94 ¤).
Marion Van Renterghem
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PAOLA AGOSTI
b
WITTGENSTEIN
La chronique
de Roger-Pol Droit
page VI
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