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6 / LE MONDE / VENDREDI 16 AVRIL 1999 L’OTAN CONTRE LA SERBIE
Le Monténégro est devenu un refuge
pour des opposants à Slobodan Milosevic
Près de 3 000 étudiants auraient quitté la capitale serbe
A Podgorica, capitale du Monténégro, un
groupe d’étudiants de Belgrade, opposants à
Slobodan Milosevic, a créé un site Internet des
étudiants. Cette opération a pignon sur rue, et
les étudiants disposent même d’un bureau of-
fert par le ministère local de l’information. En-
core une façon pour la petite République fron-
deuse au sein de la Fédération de se démarquer
du régime Milosevic.
REPORTAGE
Le dernier carré
de liberté
d’expression
en Yougoslavie
PODGORICA
de notre envoyée spéciale
Sur l’écran d’ordinateur, deux
photos : l’une d’un enfant supposé
blessé dans un raid de l’OTAN,
l’autre, un portrait de Slobodan Mi-
losevic. Une seule phrase les ac-
compagne : « Qui est la cible ? » Ce
site Internet (mediaclub.cg.yu) a été
créé par un groupe d’étudiants de
Belgrade, opposants au régime de
Milosevic, qui ont cherché refuge au
Monténégro afin d’échapper à la
fois à la mobilisation militaire et à la
chape de plomb qui s’est abattue
sur toute voix dissonante en Serbie.
« Nous sommes ici par nécessité », dit
l’un, qui demande à garder l’anony-
mat, car il souhaite pouvoir, «un
jour peut-être », poursuivre ses
études à Belgrade. « Nous avions
peur pour notre sécurité », poursuit
ce jeune qui était, en 1996-1997, l’un
des animateurs de la contestation
estudiantine contre le régime serbe.
Le reflux des étudiants – souvent
d’origine monténégrine – vers cette
région n’avait pas seulement pour
but de se rapprocher des familles en
période de bombardements. Il en al-
lait, disent-ils, de leur liberté. «Mi-
losevic utilise les événements à des fins
répressives. Les bombardements lui
donnent ce qu’il aime le plus : un état
de chaos, une situation où une pres-
sion extrême est exercée sur les ci-
toyens. Les bombes ont tué toute op-
position en Serbie. »
L’un de ces étudiants, Momcilo
Radulovic, raconte comment il a
quitté Belgrade cinq jours après le
début des raids aériens, en voya-
geant de nuit en train « toutes lu-
mières éteintes, pour se cacher des
avions ». Selon lui, 2 000 à 3 000 étu-
diants d’origine monténégrine au-
raient quitté Belgrade.
CAMPAGNE DE TERREUR
Dans la capitale serbe, racontent
certains, un vent de « folie et de pa-
ranoïa » fait dire à des habitants que
« les Monténégrins sont des traîtres »,
en raison des tendances séparatistes
de la petite République. « Une atmo-
sphère d’arbitraire total règne là-bas.
On peut être passé à tabac dans la
rue, comme ça, à tout moment, dit un
jeune inscrit à la faculté des sciences
politiques de Belgrade. Ici, au Mon-
ténégro, il y a de la tolérance. »
Zoran Radulovic parle lui aussi du
Monténégro comme d’un havre
pour les critiques de Slobodan Mi-
losevic. Il est le directeur du bureau
local du quotidien Dnevni Telegraf,
un journal dont le propriétaire, Slav-
ko Curuvija, a été abattu par balles à
Belgrade le 11 avril : un assassinat
perçu comme le signe d’une cam-
pagne de terreur contre tous ceux
qui, à Belgrade, chercheraient à éle-
ver la voix contre Milosevic. Dès la
fin 1998, frappé par la répression,
Dnevni Telegraf avait décidé de dé-
placer son siège officiel de Belgrade
vers Podgorica. Les exemplaires du
journal imprimé au Monténégro
étaient transportés clandestinement
vers la Serbie dans des camions
aménagés d’un double fond. Le
24 mars, premier jour des bombar-
dements, la rédaction à Belgrade dé-
cidait de cesser son travail pour ne
pas se soumettre à la censure mili-
taire.
Mercredi 14 avril, Slavko Curuvija
a été enterré à Belgrade. A Podgori-
ca, Zoran Radulovic se souvient
avec émotion : « Lors de sa dernière
prise de parole en public, il avait ap-
pelé les gens à se soulever contre le ré-
gime en manifestant dans la rue. »
C’est au Monténégro qu’existe le
dernier carré de liberté d’expression
en Yougoslavie, dit-il, mais cet es-
pace-là est fragile. Zoran Radulovic
en veut pour preuve le déploiement
sélectif des forces spéciales de la po-
lice monténégrine dans les rues de
Podgorica : ne sont protégés contre
un éventuel coup d’Etat des troupes
fédérales loyales à Belgrade que les
bâtiments du gouvernement et des
médias contrôlés par le pouvoir du
président du Monténégro, Milo
Djukanovic. « L’hebdomadaire indé-
pendant Monitor et la radio indépen-
dante Antena-M ont demandé sem-
blable protection au gouvernement
local, mais cela leur a été refusé »,
constate un journaliste. Les médias
indépendants sont ainsi à la merci
de la moindre descente de la solda-
tesque.
Une partie de l’opposition belgra-
doise en exil au Monténégro ? Une
journaliste indépendante basée au-
paravant au Kosovo et arrivée ré-
cemment au Monténégro en prove-
nance de Serbie en quête de
« sécurité » livre son impression,
sous couvert elle aussi de l’anony-
mat : « Le départ des opposants et
des intellectuels de Belgrade est un
phénomène discret dont on parle peu,
mais qui existe. J’ai moi-même quitté
Belgrade poussée par l’atmosphère de
peur extrême régnant dans mon mi-
lieu, parmi les défenseurs de la liberté
de la presse et des droits de l’homme.
L’assassinat de Slavko Curuvija a ag-
gravé cette peur. Certains partent en
bus vers la Hongrie, la Bulgarie, et
d’autres vers le Monténégro, où ils ont
des amis, pour parfois poursuivre leur
route vers la Bosnie ou la Croatie. Une
amie universitaire partie avec moi de
Belgrade avec cinq valises, laissant
derrière elle toute une vie, s’est même
réfugiée à Sarajevo. »
Natalie Nougayrède
Les premiers réfugiés arrivent en France
LES PREMIERS groupes de ré-
fugiés kosovars issus des camps de
Macédoine (lire aussi page 7) de-
vraient arriver en France à la fin de
la semaine, par avion militaire.
Cette première opération d’éva-
cuation vers l’Hexagone intervient
au moment où l’élan de solidarité
qui se manifeste en France, notam-
ment par de nombreuses offres
d’hébergement, se heurte à un pa-
radoxe : la quasi-absence de réfu-
giés de la guerre des Balkans sur le
sol français. Parallèlement, le gou-
vernement a mis au point les mo-
dalités juridiques de l’accueil des
réfugiés, autrement dit le statut
dont ils devraient bénéficier. La so-
lution retenue, qui repose sur un
traitement collectif de la situation
des Kosovars, ne retient aucune
des formules de la récente loi Che-
vènement sur l’immigration et
l’asile.
Un télégramme précisant ces
règles spécifiques à appliquer aux
« ressortissants yougoslaves origi-
naires de la province du Kosovo » va
être adressé aux préfets d’ici à
quelques jours par Jean-Marie De-
larue, directeur des libertés pu-
bliques et des affaires juridiques au
ministère de l’intérieur. Ce texte
prévoit que les Kosovars enregis-
trés par les soins du Haut-Commis-
sariat des Nations unies pour les
réfugiés (HCR), principalement
dans les camps, se verront délivrer
une autorisation provisoire de sé-
jour de trois mois. A l’expiration de
ces premiers papiers, ils bénéficie-
ront d’une carte de séjour tempo-
raire d’un an mention « salarié »,
autrement dit, ouvrant droit au tra-
vail. Le sort des réfugiés qui se pré-
sentent individuellement aux fron-
tières françaises ou dans les
préfectures sera légèrement moins
favorable puisque, au-delà de l’au-
torisation de séjour de trois mois,
ils obtiendront une nouvelle per-
mission valable six mois, accompa-
gnée d’une autorisation de travail.
DROIT AU TRAVAIL
Ce statut spécifique ne corres-
pond pas exactement à l’« asile ter-
ritorial » officialisé par la loi Che-
vènement, qui consiste en
l’attribution, après un examen indi-
viduel des situations, d’une carte
de séjour d’un an à certains étran-
gers menacés mais ne pouvant ou
ne souhaitant pas obtenir le statut
de réfugié. Les Kosovars ne de-
vraient pas non plus, en principe,
bénéficier de la large protection de
la Convention de Genève, elle aussi
prévue par la loi française. Répon-
dant aux inquiétudes du HCR et
des associations sur ce point, le mi-
nistère de l’intérieur précise que
rien n’empêchera les Kosovars titu-
laires d’une autorisation de séjour
de solliciter le statut de réfugié au-
près de l’Office français de protec-
tion des réfugiés et apatrides (Of-
pra). Dans ce cas, assure-t-on de
même source, ils conserveront leur
droit au travail, alors que, dans le
droit commun, les demandeurs
d’asile sont privés de ce droit.
Ce choix d’une procédure spé-
ciale, proche de celle décidée lors
de l’arrivée des réfugiés bos-
niaques, est justifié officiellement
par un besoin d’efficacité, et l’im-
possibilité de procéder à l’examen
individuel prévu par toutes les pro-
cédures légales. Le caractère censé-
ment provisoire du séjour des Ko-
sovars permet aussi de justifier la
formule retenue.
Le délégué en France du HCR,
Philippe Lavanchy, parle d’« éva-
cuation » et non de « réinstalla-
tion », en constatant que «80% des
réfugiés présents dans les camps ne
veulent pas quitter la région ». Pour-
tant, l’adjonction de ce statut spé-
cial dans un paysage de l’asile déjà
complexe ne va pas de soi. « Ce ré-
gime de l’asile à plusieurs vitesses va
devenir ingérable », pronostique
Pierre Henry, directeur de l’asso-
ciation France-Terre d’asile, qui
met en cause la lenteur de l’Ofpra,
en particulier dans le traitement
des demandes de Kosovars. Selon
M. Henry, plus de huit cents réfu-
giés de ce pays répertoriés par son
association attendent, parfois de-
puis neuf mois, une réponse à leur
demande de statut de réfugié. Le
manque de moyens dont souffre
l’Ofpra serait à l’origine de cette si-
tuation. Les nouveaux réfugiés ne
devraient grère peser à leur tour
sur l’administration française :
alors que 100 000 personnes se sont
portées volontaires pour accueillir
des réfugiés, un maximum de
400 personnes ont élu la France
comme terre d’asile.
Philippe Bernard
A Belgrade, l’enterrement du journaliste assassiné
BELGRADE
de notre envoyé spécial
Deux mille personnes ont assisté, au nou-
veau cimetière de Belgrade, mercredi 14 avril, à
l’enterrement du journaliste d’opposition Slav-
ko Curuvija, assassiné, dimanche, par des in-
connus, devant la porte de sa maison. Pour la
première fois depuis le début des bombarde-
ments, des hommes politiques, des intellec-
tuels et des journalistes opposés au régime de
Belgrade se sont retrouvés en public. Silence,
tristesse et rage contenue ont marqué la céré-
monie devant le crime commis contre la liberté
de presse en Yougoslavie.
Parmi les assistants, la femme du vice-pre-
mier ministre de Serbie, Danica Draskovic, ve-
nue parce que Curuvija était un ami, mais non
pour faire des déclarations. Président du Parti
démocratique, Zoran Djindjic a déclaré qu’il
avait peur pour sa sécurité et a révélé l’exis-
tence d’un plan destiné à éliminer les princi-
paux opposants connus, dont l’assassinat de
Curuvija était un prélude.
Ljiljana Smaljovic, responsable du service in-
ternational de l’hebdomadiare Evropljanin, a
pris la parole à la sortie de la chapelle, face au
cercueil : « Curuvija voulait faire une revue pour
la Serbie européenne, mais il savait très bien que
parfois l’Europe est horrible et que chaque Euro-
péen authentique se sent quelquefois antieuro-
péen. C’était un homme courageux. Pas comme
ceux qui l’ont tué par-derrière ni comme ceux qui
nous bombardent du ciel. Le jour où les bom-
bardements ont commencé, Curuvija nous a dit
qu’il ne voulait plus imprimer de journaux pen-
dant la guerre, parce qu’il ne voulait pas faire de
journal pour la censure. »
« Sur la mort de celui qui
publiait les nouvelles, nous
ne pouvons rien publier ! »
Devant la tombe, au moment où le cercueil
descendait, on entendit un seul homme crier :
« Je suis père d’une de vos journalistes. Slavko
était un homme courageux, et j’aimerais que par
ces temps tous soient aussi courageux que lui. »
Voja Zanetic, auteur satirique trés célèbre et
collaborateur du journal, a ensuite pris la pa-
role : « Nous ne pouvons pas exprimer ce que
nous ressentons avec des mots. Si nous devions
vendre le journal dans les kiosques, nous ne sau-
rions comment exprimer nos sentiments en forme
télégraphique. Si nous remplissions le journal
avec des textes sur ce thème, il n’y en aurait pas
assez pour décrire ce que nous ressentons. Quelle
ironie ! Sur la mort de celui qui publiait les nou-
velles, nous ne pouvons rien publier ! Il a été tué,
dimanche de Pâques, par deux tirs venant de la
terre au moment où deux alarmes signalaient les
dangers provenant du ciel. Pour tout ce que cela
signifie pour nous, et c’est beaucoup, qu’il ait la
gloire éternelle ! »
Le père de la journaliste criait encore : «Ce
n’est pas la main serbe qui t’as tué, c’est un crime
organisé. » Les deux enfants de Curuvija ont
déposé dans la tombe de leur père un exem-
plaire de Dnevni Telegraf et un autre d’Evropl-
janin, celui précisement où était annoncé la loi
contre la liberté de la presse en Serbie. Tout le
monde est sorti du cimetière en silence.
José Comas (El Pais)
(Traduit de l’espagnol par Anne Proenza.)
Alexandre Loukachenko à l’honneur
LE JOURNAL de la télévison
serbe, mercredi 13 avril, a donné
une large place à la visite à Bel-
grade du président biélorusse,
Alexandre Loukachenko, et à ses
entretiens avec Slobodan Milo-
sevic. Les caméras étaient pré-
sentes à l’aéroport pour recueil-
lir les premières images de l’hôte
de Belgrade à son arrivée.
M. Loukachenko attendait
« d’importants résultats » de
cette visite.
Le bulletin d’information a
présenté ensuite toute la céré-
monie de réception dans la cour
du Palais Blanc, la résidence pré-
sidentielle de Slobodan Milose-
vic : accolades entre les deux
présidents, hymnes, salut au
drapeau, tapis rouge, passage en
revue de la garde d’honneur et
présentation des membres des
deux délégations. Les images
suivantes, plus habituelles, ont
donné un aperçu de l’ambiance
lors des entretiens dans un salon
de la résidence.
Puis, contrairement aux habi-
tudes, le journal a repris la tota-
lité de la conférence de presse :
chaque président a lu son
communiqué et il n’y a pas eu de
question de journalistes. Lors de
telles visites, la télévision de Bel-
grade se contente en général de
reportages nettement moins
complets réduit souvent à la
simple lecture des communi-
qués.
Slobodan Milosevic était visi-
blement plus éloquent
qu’Alexandre Loukachenko. Le
président yougoslave a affirmé
que « la Yougoslavie accepte de
recevoir sur le territoire du Kosovo
des observateurs civils de l’ONU
ou des représentants d’autres
Etats, c’est-à-dire des formations
civiles, et non militaires [...], ce
doivent être des représentants ve-
nant des Etats ne faisant pas par-
tie de l’OTAN, et qui aujourd’hui
participent au bombardement de
la Yougoslavie ». Le président
biélorusse avait auparavant dé-
claré qu’il était venu « dans le
but de rapprocher, ne serait-ce
que de quelques millimètres, ce
pays de la paix ».
Les téléspectateurs ont en-
suite assisté à l’intégrale de la
cérémonie d’adieux : hymnes,
salut à la garde d’honneur, adieu
aux membres des deux déléga-
tions, et chaleureuse accolade.
Le président Milosevic n’a tou-
tefois pas accompagné son hôte
plus loin que le véhicule devant
le reconduire à l’aéroport. Le
président yougoslave, soucieux,
a ensuite rejoint seul et d’un pas
lent son Palais-résidence, alors
que les dernière images du re-
portage ont montré le décollage
de l’avion aux couleurs de la Bié-
lorussie remmenant Alexandre
Loukachenko.
Hector Forest
A la frontière
serbo-roumaine,
la contrebande refleurit
La majorité des Roumains se solidarisent avec la Serbie
REPORTAGE
« Ici, celui qui ne sent
pas l’essence
est un sot », dit-on
à Lioubcova
LIOUBCOVA
de notre correspondant
« Passez une nuit inoubliable à
“La Perle du Danube” », lit-on sur
l’enseigne électrique de ce petit
restaurant bâti à deux pas du
fleuve qui tient lieu de frontière
entre la Roumanie et la Serbie. De
fait, les nuits sont inoubliables à
Liubcova, petit village habité par
des Roumains d’origine serbe et si-
tué au sud-ouest des Carpates. «Ce
que j’ai vu ici pendant l’embargo, je
ne le reverrai plus jamais de ma
vie », lance Cuzma en sirotant une
bière, les yeux fixés sur l’autre rive
du Danube.
Le bon vieux temps de la contre-
bande de l’essence est révolu de-
puis deux ans, à la suite de l’arrivée
au pouvoir du président chrétien-
démocrate Emil Constantinescu. La
complicité du régime de son pré-
décesseur, Ion Iliescu, avait permis
aux villageois de cette pauvre ré-
gion minière au bord de la faillite
un enrichissement inouï. Des mil-
liers de tonnes d’essence ont été
acheminés en Serbie malgré l’em-
bargo décrété par l’ONU, en
1992. Depuis Orsova, dernière ville
sur la rive roumaine du Danube, le
défilé des Carpates qui sépare la
Roumanie de la Serbie s’étend sur
une centaine de kilomètres, parse-
mé de villages habités pour partie
par la minorité serbe de Roumanie.
Les contrastes y sont à leur comble.
D’abord, le paysage, d’une beauté
sauvage, s’accommode mal de ces
villages vestiges de l’époque Ceau-
cescu. Un mélange de côte ita-
lienne et de désordre balkanique se
dégage de ce territoire où la discré-
tion est de rigueur. Ici, on ne ba-
varde pas, on agit. « Celui qui ne
sent pas l’essence, c’est un sot ! »,
murmure-t-on dans cette région où
la contrebande de l’essence se pra-
tique dès l’âge de quatorze ans.
Les frappes aériennes de l’OTAN
sur la Serbie voisine et les pénuries
auxquelles est confronté ce pays
raniment l’espoir d’un nouveau re-
bondissement de la contrebande,
avec ses pactoles tant rêvés. Les
plus audacieux ont déjà tenté le
coup, mais les risques imposés par
la guerre freinent, pour l’instant,
l’apparition d’un phénomène de
masse. Dumitru, qui s’est fait
construire une maison et a acheté
un appartement à Orsova, préfère
attendre la fin du conflit. « J’ai vingt
ans et je ne veux pas mourir bête-
ment, commente-t-il. Je n’ai même
pas eu le temps de dépenser ce que
j’ai accumulé. »
D’autres n’ont pas attendu et se
sont offert des Mercedes et des Au-
di. L’Etat a confisqué par dizaines
de milliers les embarcations dotées
de moteurs très performants qui
leur permettaient de traverser le
Danube en cinq minutes. Mais
d’autres réapparaissent au-
jourd’hui dans les cours des mai-
sons. Cependant, malgré l’origine
serbe des Roumains habitant une
bonne partie des villages de cette
région, leur opinion sur Milosevic
est loin d’être unanime. Même si la
majorité d’entre eux approuvent la
politique actuelle de la Serbie, des
voix s’élèvent pour la remettre en
question. « Il a promis de faire de la
Serbie une terre de liberté et j’en
étais fier, s’insurge, bravache, un
habitant de Liubcova. Aujourd’hui,
la Serbie est un pays de cimetières
dont j’ai honte. »
En dépit du discours fortement
pro-occidental des autorités rou-
maines, la majorité de la popula-
tion − orthodoxe à 87 % − se solida-
rise avec ses coreligionnaires
serbes. Surtout dans ces zones
frontalières où les échanges se pra-
tiquent depuis la nuit des temps et
où les gardes-frontières déclarent
en cachette ne rien comprendre au
ralliement de la Roumanie à
l’OTAN. A Moravitza, ville située à
la frontière ouest du pays, à 250 ki-
lomètres d’Orsova, on admire «le
patriotisme de ces Serbes qui sont
prêts à tout pour défendre leur
pays ».
« PROPAGANDE DE CNN »
Comme ce jeune médecin serbe,
Sinisa, de retour à Virset après huit
ans d’exil à Vienne. Il y a abandon-
né son épouse et ses deux enfants
pour rejoindre sa ville natale et la
défendre de « la propagande de
CNN ». Opposant du régime Milo-
sevic, il attend aujourd’hui à la
frontière roumaine, avec, pour tout
bagage, deux sacs en plastique hâ-
tivement remplis de quelques af-
faires, pour rejoindre son village.
« Cette guerre est devenue une
guerre contre mon peuple, affirme-
t-il. Je ne peux pas rester les bras
croisés. »
A Moravitza, les passages ont
aussi lieu dans le sens inverse. Za-
gorca, une commerçante de Pance-
vo − ville où les forces alliées ont
bombardé une grande raffinerie −
cherche refuge à Timisoara, à une
cinquantaine de kilomètres de la
frontière serbe. Elle, c’est l’image
des vaches déchiquetées par les
bombardements et dont la chair
fut projetée jusque dans la cour de
sa maison qui la hante jour et nuit.
Elle explique le mode d’emploi de
la guerre vue de Pancevo : « La pre-
mière chose à faire, c’est d’ouvrir
toutes les fenêtres et portes de la
maison ; sinon, le souffle des bombes
risque de la faire tomber. Ensuite,
courir se réfugier dans la cave, se
mettre à genoux et prier. Il n’y a plus
que Dieu et la mort. »
Comment rendre compte de ce
conflit si proche de Timisoara, ville
transformée, malgré elle, en sym-
bole de la désinformation depuis la
bavure organisée en 1989 lors de la
chute de Ceaucescu ? A l’antenne
locale de la télévision publique, on
s’efforce de trouver la juste me-
sure. Les images de CNN sont ac-
compagnées de débats organisés
avec des gens venus tout droit des
villes serbes bombardées. « J’ai fait
ma formation de journaliste aux
Etats-Unis et bénéficié de stages en
Europe occidentale, témoigne Brin-
dusa Armanca, directrice de la télé-
vision. Mais je ne peux m’empêcher
de remarquer qu’il y a autant de
propagande à CNN qu’à la télévision
serbe. On nous parle, depuis des an-
nées, des mystères des Balkans. Quel
mystère ? Il fallait venir sur place et
les regarder de près, ces Balkans,
quand il était encore temps ! On ne
peut pas apprendre le fonctionne-
ment d’un pays sur l’écran des ordi-
nateurs. »
Mirel Bran
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