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LE MONDE / VENDREDI 9 AVRIL 1999 / Vlittératures
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ROMANS POLICIERS
b parMichel Abescat
Haute tension
VILLE NOIRE, VILLE BLANCHE
(Freedomland)
de Richard Price.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Martinache.
Presses de la Cité, 622 p., 135 F (20,58 ¤).
I
l y a quelque chose d’animal dans le dernier livre de Richard Price, Ville
noire, ville blanche. Une énergie toujours en éveil. Quelque chose de
physique dans cette façon de s’attaquer au réel, de prendre à bras-le-
corps la matière romanesque, de la pétrir, de la sculpter. Quelque chose
de brutal dans cette manière d’immerger, d’un coup, le lecteur dans l’épaisseur
compacte de cette monumentale histoire. L’argument renvoit à une actualité
récente, en particulier à l’affaire Susan Smith, cette femme de Caroline du Sud
qui, en 1994, accusa un Noir de l’enlèvement de ses deux fils et qui fut, par la
suite, reconnue coupable de les avoir assassinés. Richard Price reprend le décor
de Clockers, son précédent et célèbre roman : le ghetto noir de Dempsy, ville
imaginaire du New Jersey, dans la grande banlieue de New York. Brenda Mar-
tin y travaille mais habite la ville toute proche de Gannon, à dominante
blanche. L’histoire commence sur l’image de cette jeune femme hagarde, les
mains ensanglantées, titubant, sous le regard de deux jeunes dealers blacks
aussi déglingués que leur cité, jusqu’aux urgences du centre médical. Effon-
drée, confuse, elle prétend avoir été agressée par un Noir qui s’est enfui avec sa
voiture et son fils de quatre ans endormi sur la banquette arrière...
Ville noire, ville blanche décrit avec une force singulière la montée des ten-
sions. Le bouclage de la cité noire par des policiers blancs venus de la ville voi-
sine. L’embrasement de la révolte dans le ghetto, attisée par le déchaînement
médiatique dont ses habitants font brusquement l’objet. Les manœuvres in-
téressées des militants associatifs et des politiques. Et, bien entendu, la re-
cherche de la vérité. Celle des faits, au risque de l’explosion généralisée. Et celle
d’une femme, complexe et ambiguë. Price rend formidablement présents ses
décors et ses innombrables personnages. Remarquablement vivants les pro-
blèmes qu’il soulève, les contradictions mortelles d’une Amérique urbaine dé-
liquescente. Remarquablement efficace aussi la mécanique du récit dont l’au-
teur de Clockers et scénariste de La Couleur de l’argent ou de Mélodie pour un
meurtre est un redoutable expert. C’est habilement façonné, minutieusement
monté, impeccablement vissé. De la belle ouvrage.
b L’ÉCHELLE DE MONSIEUR DESCARTES, de Frédéric Serror et Herio
Saboga
Tout Descartes qu’on soit, il peut arriver que les passions vous submergent.
Car, enfin, comment ne pas s’emporter quand votre nom se trouve associé à
une affaire d’« assassinement » ? Après avoir toute sa vie « essuyé les accusa-
tions de libertinage, de scepticisme, d’athéisme, de huguenotterie comme de jésui-
tisme », se voir, pour finir, traiter de « crimineux » ! Ainsi commence cette sa-
voureuse aventure où l’on voit le prince des philosophes, chantre de la raison,
se colleter avec un singulier problème : la mort d’un homme, le visage fracassé
par une force apparemment surhumaine. Une force, aussi mystérieuse soit-
elle, qui ne résistera évidemment pas à sa fameuse Méthode... Plongé dans le
Paris troublé de la Fronde, convoqué à ses débats politiques aussi bien que phi-
losophiques ou scientifiques, poussé dans l’intimité du Père Mersenne, un des
animateurs de la vie savante du moment, ou du duc de Beaufort, un des chefs
de la Fronde, c’est tout l’esprit de l’époque que le lecteur respire à travers ce
livre joyeusement érudit. Jusque dans son écriture, réjouissant pastiche de la
langue du XVII
e
siècle. Tout le talent des auteurs est là. On lit leur roman d’une
traite. Et on se plonge avec gourmandise dans les textes choisis de Descartes fi-
gurant en annexe (éd. Le Pommier, « Roman & plus », 322 p., 99 F [15,09 ¤]).
b L’HOMME À L’ENVERS, de Fred Vargas
Fred Vargas est comme son héros, le commissaire Adamsberg. Elle aime
bien les « histoires intangibles ». Celles qui s’échappent. Décollent. Bague-
naudent. S’éloignent du sens commun pour n’en faire qu’à leur tête. N’obéir
qu’à leur propre logique. A l’instar de cette folle équipée. Un vieux berger, un
adolescent passionné de dictionnaires et une jeune femme musicienne et
plombier, embarqués dans une bétaillère hors d’âge à la poursuite d’une lé-
gende. Une légende millénaire que quelques brebis égorgées dans le Mercan-
tour vont brusquement réveiller. Celle d’une bête pas comme les autres. Un
« homme à l’envers ». Un loup-garou. Un de ceux qu’on ouvrait jadis « depuis la
gorge jusqu’aux couilles pour voir si les poils étaient dedans »... Conte fantastique,
fable, roman policier, road story ? On ne sait pas. On s’en fiche. Incapable qu’on
est de sortir du livre une fois poussée la porte du premier chapitre. On s’amuse
comme à la pêche au trésor. Ces trouvailles. Ces mots. Ces métaphores. Ce par-
ti pris de l’humour sur la bêtise. De la fantaisie sur le désespoir. On éclate de
rire. On est ému, aussi. Par cette façon de vous montrer la beauté de la vie mal-
gré la noirceur du monde. Par ces moments de pure poésie que l’auteur tire, par
exemple et contre toute attente, d’un Catalogue de l’outillage professionnel.
Comment dire ? L’Homme à l’envers est un bonheur de lecture. Tout simple-
ment (éd. Viviane Hamy, « Chemins nocturnes », 302 p., 89 F [13,57 ¤]).
b ILS Y PASSERONT TOUS, de Lawrence Block
L’intrigue policière, cette fois encore, n’est pas le ressort essentiel de ce beau
roman de Lawrence Block. Il fut un temps où toute l’intrigue reposait sur le
problème de son héros, parfaitement tendue sur cette désespérante question :
Matt Scudder retombera-t-il dans l’alcool ? Aujourd’hui, les choses ont chan-
gé. Le héros s’est quelque peu apaisé. Mais l’essentiel demeure. L’humanité des
personnages, leurs fêlures, leurs fantasmes. Leurs efforts pour survivre dans un
monde de violence et de folie. Et le talent de Lawrence Block pour rendre cette
atmosphère de ténèbres grandissantes. Le temps qui file et la mort qui pèse.
Impressionnant (traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Robert Pépin, Seuil,
« Policiers », 338 p., 120 F [18,29 ¤]).
Fabuleux Urzidil
Le « grand troubadour » de la Prague magique nous emmène à la recherche
d’un trésor caché dans les montagnes du Pays basque
L’OR DE CARAMABLU
(Das Gold von Caramablu)
de Johannes Urzidil.
Traduit de l’allemand
par Isabelle Ruiz.
Ed. Horay, 110 p., 85 F (12,95 ¤).
N
é en 1896, Johannes
Urzidil fait partie de
ces écrivains pragois
de langue allemande
qui ont longtemps été relégués
dans l’ombre de Kafka. Peut-être
est-ce dû, dans son cas, au fait
qu’il a d’abord œuvré comme
journaliste, militant avec ardeur
contre les nationalismes de tous
bords, autant tchèque qu’alle-
mand. En 1939, il prend, avec bien
d’autres, le chemin de l’exil. C’est
aux Etats-Unis, où il se fixe à partir
de 1941 après un bref séjour en
Angleterre, qu’il commence vérita-
blement sa carrière d’écrivain : le
propagandiste de la démocratie se
transforme en fabuliste. Comme le
dit la traductrice dans sa préface :
Urzidil n’est pas un conteur exilé,
mais un conteur produit par l’exil.
La plupart de ses récits reconsti-
tuent la Prague de sa jeunesse.
En ce sens, L’Or de Caramablu,
extrait du recueil intitulé La Der-
nière Tombola et paru à Zurich en
1971, un an après sa mort, consti-
tue une exception, puisque l’ac-
tion ne se passe pas en Bohême,
mais au Pays basque. N’y a-t-il pas
pourtant convergence de destins
entre ces deux petits Etats fiers de
leur indépendance mais enclavés
entre de grandes nations se livrant
une guerre sans pitié ? Le brio avec
lequel l’écrivain nous plonge dans
ce monde menacé par les grandes
tourmentes de la modernité le
laisserait supposer ; disons-le tout
de suite, L’Or de Caramablu est un
petit joyau qui, à lui seul, mérite-
rait que le nom d’Urzidil soit enfin
cité à côté des plus grands. En à
peine plus de cent pages, l’auteur
nous conte une histoire qui mêle
au suspense d’une intrigue fami-
liale les fils de la mythologie et de
l’actualité la plus brûlante.
Guypogaray est le maire du vil-
lage imaginaire de Caramablu.
Imaginaire mais pas irréaliste. Ce
notable, qui a su constamment se
faire réélire au fil des années, s’est
enrichi grâce à une florissante en-
treprise de transport routier dou-
blée d’une non moins lucrative or-
ganisation de la contrebande. Si,
par besoin de respectabilité, il a
soin de bien séparer ses deux acti-
vités, il les pratique avec la même
évidence et le même succès. Bref,
Guypogaray utilise avec un art
consommé de la politique la pré-
sence des frontières qui, à ses
dires, ont été créées pour être
mises à profit, voire transgressées.
La morale est sauve, les intérêts
sont épargnés et tout serait pour
le mieux dans le meilleur des
mondes si un mystère ne venait
soudain troubler sa quiétude : sa
fille Andre disparaît de temps en
temps, sans que personne ne
sache où elle va, pas plus le curé
que les vieilles tantes qui sont en
charge de son éducation. Il y a
donc une personne à Caramablu
dont il ne peut régenter les allées
et venues – et cela au sein même
de sa famille ! Guypogaray en perd
le sommeil, d’autant plus que,
entre deux fugues, la belle Andre,
qui n’a pas sa langue dans sa
poche, nie avec aplomb toute es-
capade, poussant même l’imperti-
nence jusqu’à mettre à nu l’hypo-
crisie du système dont profite son
père et à en dénoncer les ma-
gouilles.
HUMOUR CINGLANT
Ces algarades offrent des dia-
logues savoureux sans éclaircir
pour autant le mystère de ses dis-
paritions, et les commérages vont
bon train ; le spectre des sorcières
hante à nouveau les vallées et les
soupçons montent jusqu’aux fa-
laises arides où séjourne l’ermite
Ibargo, prétendu gardien d’un or
que tout le monde convoite. C’est
là que le génie d’Urzidil trouve sa
pleine expression, articulant les
pulsions humaines sur les pra-
tiques magiques et les mythes fon-
dateurs brassés par des forces tel-
luriques.
En plein déchaînement de vio-
lences, Urzidil sait pourtant tou-
jours manier l’humour, quand il
s’agit par exemple de répondre à
la question de savoir ce qui fait la
différence entre les sexes ; il de-
vient cinglant quand il s’agit de
tracer la ligne de démarcation
entre archaïsme et tradition imbé-
cile, comme dans sa charge contre
la tauromachie. Dans sa dénoncia-
tion de la violence, qu’elle soit fol-
klorique ou économique, machiste
ou fasciste, Urzidil ne peut que
s’en prendre aussi aux démocra-
ties qui assistent lâchement à la
guerre d’Espagne et laissent les
dictatures écraser les peuples.
Caramablu est heureusement
épargné par le désastre et l’amour
finira par vaincre, mais il devra
partir vers de nouveaux rivages :
Andre quitte Caramablu avec
Pierre, fils naturel de la belle Urhe
dont tous les habitants de la ville
ont un jour convoité les charmes.
Guypogaray reste seul, hébété
d’avoir compris trop tard que tout
être humain doit changer, que ce
soit pour s’épanouir ou pour ne
pas étouffer dans les frontières de
sa propre bêtise : « Le moment ar-
rive où ça ne sert plus à rien d’être
un salaud, parce que rien de tout ce
qu’un salaud saurait faire ne
compte plus. »
Pierre Deshusses
Monologue des ténèbres
Par la voix d’une femme qui se remémore l’étrange mission à laquelle elle a participé avec son mari
« prophète », l’Australien Rodney Hall explore les recoins les plus obscurs de l’âme
L’ÉPOUSE
(The Grisly Wife)
de Rodney Hall.
Traduit de l’anglais (Australie)
par Françoise Cartano,
Rivages, 236 p., 129 F (19,67 ¤).
C
omme un océan dé-
chiré par la tempête,
celle-là même qui
ouvre le livre, L’Epouse
est un texte plein de fureur et de
contradictions. Etrange et puis-
sant ouvrage que ce roman dont le
lecteur émerge à la fois perplexe
et admiratif. Car ce long mono-
logue à la construction si parti-
culière est une plongée dans les
ténèbres de l’esprit humain. Né en
Angleterre de parents australiens
qui retournèrent s’installer dans le
Queensland, Rodney Hall est ro-
mancier et poète, auteur de plu-
sieurs essais ainsi que d’une an-
thologie de la poésie australienne.
Le Miles Franklin Award, reconnu
comme la distinction littéraire la
plus prestigieuse de son pays, a ré-
compensé le travail de cet écrivain
de soixante-quatre ans qui vit en
Nouvelle-Galles du Sud et s’inté-
resse à l’exploration des recoins
les plus obscurs de l’âme.
Déjà, dans ses précédents ro-
mans traduits en français, Rodney
Hall s’était attaché à décrire les
passions divergentes qui peuvent
surgir au sein de communautés ré-
duites. Une microscopique bour-
gade peuplée de vieillards dans In
Memoriam (Presses de la Renais-
sance, 1984) et une petite commu-
nauté traversée par le meurtre
dans Secrets barbares (Presses de
la Renaissance, 1990, et 10/18,
1994). Mystère des calendriers édi-
toriaux, L’Epouse est le premier
volet d’une trilogie dont Secrets
barbares constitue la deuxième
partie. Le romancier y fait parler
Catherine Byrne, une Anglaise
émigrée en Nouvelle-Galles du
Sud dans les pas de son mari
« prophète».
Cette femme, l’épouse,
s’adresse à un interlocuteur dont
on n’entend pas la voix, mais dont
on devine la présence. Catherine
Byrne propose du thé à l’homme
qui lui fait face, lui demande de
changer de place et n’hésite pas à
lui envoyer en passant quelques
gracieusetés, de la manière la plus
naturelle du monde. « Et ce n’est
pas à vous que je dois expliquer
comment deux années dans un mi-
nuscule village marin de Nouvelle-
Galles du Sud suffisent largement à
embrumer le cerveau et à annihiler
jusqu’à la dernière goutte toute la
gaieté de notre fougue animale
– vous y avez passé une vie entière
après tout. » L’identité de cet in-
terlocuteur ne sera dévoilée que
par bribes. Il s’agit du sergent Ar-
rell, un colon des environs, venu
enquêter sur des meurtres commis
dans une ferme située à proximité.
Mais ce n’est pas de ces assassi-
nats – qui sont ceux de Secrets
barbares – dont va parler Cathe-
rine Byrne. Toute à sa vie de re-
cluse, elle va dévider les souvenirs
liés à l’étrange communauté for-
mée par son mari, embarqué de
Bristol vers Melbourne en compa-
gnie d’une dizaine de femmes
dans la deuxième moitié du
XIX
e
siècle. « La Maisonnée des
Etoiles cachées », puisque tel est le
nom de cette étrange société, doit
attendre la seconde venue du
Messie en vivant dans l’ombre et
la pureté. Martyrisées par leur
« prophète », minées par la tuber-
culose, agitées par la frustration et
la jalousie, ces femmes vont assis-
ter au déclin de leur rêve en même
temps qu’à celui de leur bourreau.
Cette histoire vient par seg-
ments accumulés, laissant dans
son sillage des zones d’ombre et
des obscurités qui agacent parfois,
mais aussi de véritables énigmes.
Rodney Hall la conduit au rythme
saccadé de la respiration de
Catherine Byrne qui souffre des
séquelles d’une tuberculose mal
guérie.
Peinant à retrouver son souffle,
la narratrice parle sans autre
ponctuation que quelques points
ou points d’interrogation et une
succession de tirets qui lui per-
mettent d’étirer sa pensée vers le
point qu’elle ambitionne. « Il faut
simplement que je raconte ce dont
je me souviens comme je m’en sou-
viens – tout a de l’importance. »
Beaucoup plus que des incises ou
des ramifications, les tirets for-
ment des paliers, signalent des
embranchements qui ne seront
pas empruntés, manifestent
– lorsqu’ils interviennent en fin de
ligne – que certaines choses ne
peuvent être dites.
Il y a là une esthétique du frag-
ment qui renvoie à un tout auto-
nome. Au fil de cette narration
menée dans une langue admi-
rable, les femmes sont progressi-
vement évoquées comme des
« morceaux » d’une totalité qui ex-
clut le monde alentour. Mortes ou
vivantes, elles finissent par éva-
cuer le « prophète », l’hypothé-
tique Messie engendré par Cathe-
rine Byrne et, finalement, le sexe
masculin en général. Balancé
entre un passé introuvable et un
avenir peu probable, le récit sug-
gère que là où Dieu s’absente, les
femmes restent.
Raphaëlle Rérolle
© ANDENAN/GAMMA
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